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Entretiens


Alisa Resnik – La nuit où nous sommes partis

18 AVR 2024
Laurent Bramardi

Alisa Resnik est née à Leningrad, une ville que sa famille a quittée pour Berlin quand elle n’avait que 14 ans. Ses photographies semblent porter en elles le poids de cette histoire : des villes fantomatiques surgies d’un autre temps, d’une autre Europe, des visages fatigués ou extatiques, des corps surpris dans des intérieurs démodés.

Nous avons discuté avec elle, dans le premier numéro de Portfolio, des images qui hantent son dernier ouvrage, On the Night That We Leave, paru aux éditions lamaindonne en 2021. Voici un extrait de cet entretien.

© Michael Ackerman – Alisa and Eli

Comment avez-vous découvert la photographie ?

Ma famille avait une grande collection de photos que je regardais souvent. Une grande partie était joliment rangée dans de vilains albums que je n’avais pas le droit de manipuler. Ma mère craignait que je les abîme. J’ai pu m’emparer d’une grande partie de ces photographies sans que personne ne s’en aperçoive et, aujourd’hui, je les conserve dans un grand sac en plastique. Elles font partie des objets les plus précieux que je possède. Ce sont principalement des clichés de mes grands-parents à Odessa. Il ne s’agit pas de ces portraits rigides destinés à la postérité, mais plutôt de moments de vie ludiques et charmants. Il y a aussi des images de mes jeunes parents, lorsqu’ils étaient acteurs. Ils incarnaient les différents personnages qu’ils devaient jouer. Le drame de ma famille semble avoir été exclu de ces photographies, et elles témoignent de moments de tendresse et de joie.

J’ai commencé à photographier en voyageant seule. D’abord par envie de garder quelques souvenirs pour moi. Mais, rapidement, j’ai remarqué que cela impliquait beaucoup plus ; le fait d’avoir un appareil photo avec moi a commencé à déterminer comment et où je me déplaçais dans le monde. Et il m’a semblé que je pouvais mieux m’exprimer à travers des photographies qu’avec des mots.

© Alisa Resnik – On the Night That We Leave

L’éclairage artificiel qui baigne vos images n’est-il pas, par lui-même, une mise en scène des événements ?

Cet éclairage est fortement lié à mes souvenirs d’enfance ; il s’agit avant tout d’une lumière étrangère. Une lumière aliénante qui n’apporte ni sécurité ni chaleur. Elle expose et isole. Cette lumière peut être évocatrice, prometteuse, inconnue, répulsive.

Je me souviens des petits matins d’hiver à Leningrad. Des gens qui attendaient les trolleybus, des silhouettes isolées qui se dressaient comme des troncs brûlés. Les corps, pâles, fatigués, paraissaient hostiles dans la faible lumière du lampadaire. À l’intérieur du trolleybus, un éclairage blanc et humide, des vitres embuées et des fourrures humides et scintillantes. La lumière clinique dans la salle de classe, uniformisant tout et tout le monde.

Avec l’utilisation que vous faites de cette lumière, on a l’impression que vos portraits surgissent du noir…

Je pense que mon besoin de photographier les gens dans une certaine lumière vient de mes rencontres antérieures avec la peinture, en particulier le clair-obscur du Caravage. La première fois que j’ai vu David avec la tête de Goliath à la Galerie Borghese, j’ai été très marquée. Surtout la tête coupée, qui semblait encore vivante, avec un œil mort et un œil vivant. Cette tête semblait sortir du tableau. J’avais l’impression que, lorsque je regardais ce visage, mes propres muscles faciaux commençaient à se figer et devenaient les siens. Une autre impression précoce m’est venue d’une histoire de Julio Cortázar, où un homme regarde un axolotl dans un aquarium pendant si longtemps qu’il commence à s’observer lui-même du point de vue de l’animal. Je pense que, inconsciemment, j’ai essayé de créer des portraits susceptibles de permettre une sorte de symbiose avec le spectateur.

© Alisa Resnik – On the Night That We Leave

Bien que votre travail parcoure plusieurs villes, plusieurs moments, on a le sentiment de ne contempler qu’une seule mégapole, le temps d’une unique nuit.

Je pense que c’est un sentiment de perte qui me guide. Il n’y a pas d’endroit auquel j’aurais le sentiment d’appartenir. Je souhaite cependant savoir qu’un tel endroit existe, c’est pourquoi je me le suis moi-même créé. J’ai d’abord inconsciemment, puis délibérément, effacé toutes traces de modernité, afin de rendre les images plus universelles. C’est à cela que pourrait être due l’homogénéité des paysages.

Puisque la photographie est venue à vous presque d’elle-même, n’avez-vous pas peur qu’elle vous quitte de la même façon ?

Ces dernières années ont été marquées par de nombreux changements qui n’ont pas favorisé mon processus créatif : la pandémie, qui a rendu les rencontres et les voyages impossibles. L’occupation russe de l’Ukraine, qui m’ébranle chaque jour et m’empêche de retourner dans mes deux pays d’origine. Enfin, la naissance de mon petit garçon Eli.

Je n’éprouve aucune peur à l’idée que la photographie ne puisse plus faire partie de ma vie, mais il est certain que la question de continuer à photographier dans ce monde de plus en plus sombre me préoccupe beaucoup. J’y réfléchis encore.

Mais je veux photographier plus que jamais, maintenant que je sais que je peux laisser ces documents à mon enfant. Et même s’il les conserve dans un sac en plastique, j’espère qu’il les ressortira de temps en temps et ressentira ce que j’ai ressenti.

 

La suite de cet entretien est à retrouver dans Portfolio N°1…

© Alisa Resnik – On the Night That We Leave