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Entretiens


Nicolas de Crécy – À la rencontre du monde flottant

11 SEP 2024
Jean-Baptiste Barbier

Écrivain, scénariste et dessinateur de bande dessinée, Nicolas de Crécy est connu pour des œuvres comme Le Bibendum céleste, les séries Léon la Came et Salvatore, ou encore son ouvrage en coédition avec les éditions de Louvre, Période glaciaire.

Il explore et réinvente depuis plus de trente ans les codes narratifs et graphiques. En 2016, il expose au Centre d’art contemporain Le Quartier à Quimper, pour sa première rétrospective. Ses livres sont traduits dans de nombreux pays et il expose son travail pictural en Europe comme au Japon.

Amoureux du Japon, Nicolas de Crécy est l’un des rares auteurs français à y être régulièrement publié. De nombreux mangakas et réalisateurs de films d’animation ont d’ailleurs été inspirés par son dessin et son style artistique, menant à des collaborations uniques. Il a publié une multitude d’ouvrages autour du Japon comme le manga La République du catch (Casterman) et Un monde flottant (éditions Soleil).

 

© Nicolas de Crécy – Shinjuku

 

Comment vous êtes-vous intéressé au Japon ?

Au début, c’était assez vague. Je n’ai pas été initié à la culture japonaise par le manga. Aujourd’hui, beaucoup de gens, et notamment des jeunes, abordent le Japon et l’Asie en général grâce à cette littérature. Ce n’est pas mon cas, je n’ai aucune culture dans ce domaine, ce qui est assez curieux, puisque je fais essentiellement de la bande dessinée.

Mon premier voyage là-bas, en 2004, a été pour le livre Japon : le Japon vu par 17 auteurs. Casterman envoyait des auteurs dans différentes villes de l’archipel. Ils m’ont proposé Nagoya. Malgré son charme, ce n’est pas la ville la plus passionnante. Ce fut une première expérience assez étrange. C’était une amorce en forme de questionnement, le pays est si particulier… Après quelques jours en ville, j’ai loué une voiture et je me suis promené vers Takayama et Nagano. J’avais besoin de savoir ce qu’il y avait autour. À Nagoya, j’ai pu rencontrer un Français qui vivait sur place et qui m’a un peu éclairé. Il est difficile de parler d’un pays dans lequel on n’a passé que deux semaines. Cette rencontre m’a permis de réaliser les 15 pages pour l’ouvrage, et que j’ai en- suite développées quelques années après pour Journal d’un fantôme, un mix entre le Japon et le Brésil. En tout cas, à cette époque-là, ma vision du pays était parcellaire.

Nicolas de Crécy © Un monde flottant – Yôkai and Haïkus, Éditions Soleil, Collection Noctambule, 2016

 

Et ensuite ?

Pour mon second voyage, en 2008, je suis allé à Kyōto en tant que lauréat de la Villa Kujoyama (établissement artistique du réseau de coopération culturelle du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères – ndlr). À ce moment-là̀, il y avait moins de demandes qu’aujourd’hui pour cette résidence d’artistes, même si la tradition japonaise du manga avait poussé les responsables de la Villa à ouvrir les portes aux auteurs de bande dessinée. Au final, il n’y a pas eu tant d’auteurs de BD que ça, une petite dizaine sur trente ans peut-être, rien à voir avec les autres disciplines considérées comme plus prestigieuses… En tout cas, j’ai eu la chance d’être reçu. Il faut déposer un dossier, passer devant une commission, c’est intimidant.

J’ai passé cinq mois à Kyōto, c’était extraordinaire. Cela a même été pour moi un tournant artistique, l’occasion de prendre la mesure d’une culture différente, d’y être suffisamment immergé pour me poser des questions sur ma propre culture. Sur place, je n’ai pas tant travaillé que ça, j’ai surtout observé la ville. J’ai fait beaucoup de croquis, et de nombreux travaux ont émergé bien après la résidence. Ça a été comme un incubateur.

 

© Nicolas de Crécy – Kyôto
© Nicolas de Crécy – Daikanyama (gauche) / Bento (droite)

 

Lors de votre deuxième voyage, vous vous déplaciez beaucoup ?

Depuis Kyōto, je suis allé à Tokyo, bien sûr. Ce qui est extraordinaire au Japon, ce sont les trains. Ils vont partout, ils sont rapides, avec des designs singuliers, toujours à l’heure, à la seconde près, c’est un plaisir. Aller au Japon sans prendre le train ou le métro, c’est rater quelque chose. La multiplicité des lignes, la façon impeccable dont ça fonctionne. C’est un bon poste pour observer la vie quotidienne des Japonais. On peut aller dans des petites bourgades perdues. Par exemple, le Kōya-San est un sanctuaire magnifique en montagne, on peut y accéder en train. Par chance, à l’époque de ma résidence, il y avait beaucoup moins de touristes. Depuis, le pays a fait de la publicité, le yen a baissé, Airbnb a étendu sa toile… Ça change la perception des lieux. Les Japonais sont un peu fatigués de voir autant de touristes, et je les comprends. Ils ont soufflé pendant la pandémie de Covid-19, mais ça a repris de plus belle.

J’ai eu la chance, à l’époque, d’y être pendant cinq mois sans presque croiser d’autres touristes. L’hiver, il avait beaucoup neigé, l’ambiance était magique. Avoir une vie quotidienne, banale, est une expérience singulière et esthétiquement revigorante. À Kyōto notamment, on se promène à vélo, et à chaque instant on découvre des lieux extraordinaires. Tous les croquis que j’ai réalisés, ce n’était pas du travail, c’était le plaisir pur de retranscrire des lieux évocateurs, pour certains sublimes. Cinq mois en immersion, c’était une superbe expérience. Le retour a été un peu difficile.

 

© Nicolas de Crécy – Tanuki

 

Y avez-vous développé des techniques différentes ?

Pas vraiment. Comme je faisais des croquis sur place, toujours sur le motif, et que j’emportais peu de matériel, ils sont assez classiques. J’ai utilisé le crayon, l’aquarelle et le stylo, des stylos japonais extraordinaires, qui fonctionnent comme des plumes, sans qu’on ait besoin d’emporter un encrier ! Il est plus facile, ensuite, de varier les techniques lorsqu’on travaille en atelier, une fois l’ambiance imprimée dans la tête grâce aux croquis.

 

© Nicolas de Crécy – Vers Shimokitazawa

 

Est-ce ce séjour à la Villa Kujoyama qui a donné l’ouvrage Les carnets de Kyōto (Éditions du Chêne), paru en 2012 ?

Oui, et ce fut une vraie bataille. Aucun éditeur ne voulait de ce genre de livre. C’est vrai qu’un livre images-texte, c’est plus compliqué à faire admettre qu’une bande dessinée, portée par sa narration, plus « vendable ». À cette époque, il y avait beaucoup de refus de la part des éditeurs, même Picquier, spécialiste du Japon, n’en a pas voulu. Finalement, Le Chêne y a cru, et le résultat est à la hauteur de ce que j’espérais. Je suis très attaché à ce livre. Malheureusement, la collection a été arrêtée assez vite, c’est dommage qu’il ne soit plus réédité. J’espère que les lecteurs qui connaissent le pays ont pu y retrouver l’atmosphère si particulière de l’archipel.

[La suite de cet entretien est à lire dans Portfolio N°2 – Spécial Japon]

 

© Nicolas de Crécy – Illustration réalisée pour la couverture de Portfolio n°2